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Apprentissage et respect de la consigne

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crayons de couleurs positionnés en rond, la mine vers l'intérieur, classés par dégradés de couleurs.

Dans tous nos apprentissages, il y a plus ou moins deux étapes. La première c’est la reproduction d’un geste, calquée sur un exemple donné. On s’applique à appliquer. Plus tard et à force de répétition, vient la deuxième étape : celle où l’on trouve son style, sa manière de faire. C’est pour cela que l’étape de la reproduction est si importante lorsque l’on apprend. Mais il y a aussi plein de tâches que nous réalisons, en formation comme en contexte scolaire qui ne demandent aucune application, voire plutôt l’inverse : de la créativité. Comment faire comprendre la distinction entre une étape de reproduction et une étape de créativité ?

Respecter la consigne

Vous souvenez-vous de cette fable où un enfant (appelons-le Paul), bridé par ses années de maternelle, avait appris à dessiner une fleur ? Toujours la même fleur. Toujours de la même forme, avec une tige bien droite, cinq pétales et une feuille (à droite de la tige sans doute). Selon les mêmes consignes, inlassablement répétées, étapes par étapes.

Le jour où sa nouvelle maîtresse lui donnait d’autres autorisations à imaginer, créer, Paul s’en trouvait incapable. Il reproduisait simplement LA fleur.

L’histoire complète retrouvée : elle est encore plus frappante que dans ma mémoire.

À l’université

Et bien j’assiste à cela tous les ans à l’université. J’y accompagne chaque semestre un groupe d’étudiants et d’étudiantes. La plupart envisage de devenir professeur des écoles.

La troisième séance du semestre est dédiée à un exercice qui s’appelle la carte d’empathie. Je distribue des feutres et une grande feuille pour chaque sous-groupe et je leur demande de dessiner la carte. Elle ressemble grosso modo à une tête ultra simplifiée et des traits qui divisent la feuille en cases.

carte empathique : un visage de profil tourné vers la droite dont chaque partie détermine une case de la feuille : à gauche la partie de l'oreille, à droite celle des yeux et celle de la bouche. Une case dessous et une case dessus.

Au fur et à mesure des semestres et des années, je précise ma consigne :

  • 1° ce n’est pas un concours de dessin, ça n’a même pas besoin d’être bien fait ni joli ;
  • 2° ce dessin est la préparation de l’exercice qui suit : on se concentre plus sur le fond que sur la forme ;
  • 3° on n’y passe pas plus de 30 secondes.

Peine perdue ! Quoi que je fasse, je perds plusieurs personnes systématiquement à ce moment-là. Concrètement certaines commencent au crayon à papier avant de repasser ensuite au feutre. D’autres refusent cette lourde tâche et la refilent aux collègues avec cet argument suprême : « toi tu dessines bien ». J’ai vu du correcteur appliqué à cette étape. J’ai vu tellement d’hésitations, de repères pris sur le modèle (que je projette), de langues tirées pendant l’effort…

Si je passe trop vite aux consignes de la première étape de l’exercice, c’est foutu : aucune de ces personnes n’écoutera. Alors j’attends.

Apprendre c’est désapprendre le respect de la consigne : questions en pagaille

Et je pleure intérieurement. Qu’a-t-on fait collectivement à tous ces jeunes gens pour qu’ils soient à ce point-là pétrifiés par une consigne qui n’est même pas à suivre au pied de la lettre ? Comment pouvons-nous aider ces personnes à retrouver suffisamment de prise de recul pour trier ce qui doit absolument être appliqué en l’état et ce qui peut être adapté, assoupli, aménagé ?

Lorsque toutes ces personnes seront à leur tour enseignante ou travailleuse sociale, comment feront-elles pour permettre un accès aux savoirs et savoir-faire qui ne soit pas qu’application appliquée mais aussi créativité et émancipation ?

En formation pour adultes (c’est donc aussi le cas à l’université), comment pouvons-nous accompagner cette prise de conscience que l’autre apprend mieux lorsqu’il ou elle est autorisée à se débrouiller par soi-même ? que la créativité et donc la capacité à résoudre des problèmes vient de la capacité à sortir des cases ?

Et puis, qu’est-ce qui dans ma posture contribue à cette espèce de pression à suivre absolument une consigne ? Comment est-ce que je peux faire passer le message que ce dessin ne demande aucune exigence ? Cette fois-ci j’ai pris une décision : au prochain semestre, je ne projette pas le dessin. Je le dessinerai moi-même. Histoire que ce soit d’entrée de jeu moche, non abouti mais fonctionnel.

Parce que j’ai aussi rencontré des anti-Paul, je me dois de leur rendre justice, avec toute ma gratitude. J’ai une affection particulière pour toutes ceux et celles qui ajoutent des cheveux, des piercings ou toute autre décoration à la carte de l’empathie. Et je suis convaincue que ce sont des personnes douées d’une belle force intérieure, qui peut prendre la forme de la liberté ou de la créativité. Comme vous le voulez !