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Le paradoxe de l’expertise en formation

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petit enfant au pied d'un immense escalier, comme un novice au pied d'une expertise à acquérir

Pourquoi est-il aussi difficile de passer d’une expertise à sa transmission en formation ? Pourquoi les personnes qui ont développé une expertise pointue dans leur domaine sont-elles rarement les mieux placées pour transmettre cette expertise ? Quel est ce paradoxe de l’expertise en formation ?

C’est une question qui donne envie de se rouler par terre tant elle provoque de frustration ! Ça génère même une sorte de plainte, en mode Calimero : c’est vrai que c’est injuste ! Ça arrangerait tout le monde si c’était si simple ! Les expert·e·s d’aujourd’hui emploieraient une partie de leur temps à former les expert·e·s de demain. Aucune perte de compétence, pas de temps perdu. Mais ça ne fonctionne pas comme ça. Et il y a une explication à ce paradoxe ! Regardons cela de plus près.

C’est quoi être expert·e ?

Être expert·e, quel que soit le domaine, ça demande du temps. Du temps et de la pratique. De la répétition de gestes, de procédures. Prenons un exemple que nous sommes nombreux·ses à partager : la conduite automobile.

Au début, cela faisait comme une petite voix dans ma tête qui commentait tout ce que je faisais, comme pour être sûre que je le faisais bien. « Clignotant à droite, main droite en haut du volant, angle mort à droite, je tire mon volant à droite eeeet je redresse ». La petite voix chantonnait tranquillement et me rassurait un peu je crois. Ma conduite n’était pas fluide, elle me demandait un gros effort de concentration.

Après « quelques » années de conduite, la seule voix qui reste a plutôt tendance à commenter les dernières actualités qu’à diriger ma conduite ! Je n’ai plus besoin de dire ce que je fais au volant. Je le fais. Souvent machinalement. S’il fallait que je décompose chacun de mes gestes, que je les nomme, cela me demanderait un effort très important.

C’est ça être expert·e : savoir beaucoup et ne plus savoir que l’on sait.

Lorsque les savoirs ou savoirs faire sont passés dans le domaine de l’implicite, de l’évident, tellement que c’est comme s’ils étaient cachés, qu’on ne sait plus les dire. Arrivé à ce stade-là, c’est sûr, il y a de l’expertise à l’œuvre.

Et former, c’est quoi déjà ?

Or former, ou accompagner des personnes qui se forment, c’est tout sauf implicite ! Cela demande justement de tout décomposer, de tout mettre en évidence et avec le moins de mystère possible.

En formation, pas de place pour l’implicite. Il faut pouvoir nommer les notions, les définir. Il faut pouvoir démontrer les gestes, les reproduire. Faire des erreurs, les voir, les nommer, là-encore, pour les corriger.

Je me souviens ainsi très bien de ma première leçon de conduite : ce jour-là je n’ai eu que le volant à manipuler. Et déjà, c’était un sacré challenge pour moi ! Comment la conductrice que je suis aujourd’hui aurait-elle fait pour accompagner celle que j’étais lors de cette première heure ? Je serais bien incapable de décomposer suffisamment les gestes à réaliser pour les transmettre correctement !

Un paradoxe irréductible !

Alors demander à un·e expert·e de former, c’est comme demander à un·e muet·te de crier ! C’est demander de l’explicite aux champion·ne·s de l’implicite ! Ce n’est pas très sympa de leur demander ça !

C’est leur demander un effort terrible, aux expert·e·s, que de déconstruire leur expertise pour le rendre intelligible et donc transmissible.

C’est pour cela qu’il y a deux béquilles précieuses pour les aider !

Aide n°1 : l’auto confrontation

Dans un monde idéal, pour préparer une formation reposant sur une expertise particulière, on commencerait par filmer les expert·e·s en situation de travail. La caméra serait positionnée juste au-dessus de leur épaule, pour filmer presqu’au même niveau que leur regard.

Ensuite on regarderait ensemble le film et on demanderait à l’expert·e de commenter son activité réelle. Pas ce que dit le référentiel du métier. Pas ce qu’énonce la règle. Non : ce que fait l’expert·e, réellement. On lui demanderait de décrire les choix qu’il·elle fait, les indices collectés dans la situation pour déterminer ces choix. On lui demanderait de décrire ses gestes, ses paroles. Et on filmerait tout ça aussi.

Et toute cette matière serait captivante parce qu’on éviterait tout l’implicite. L’expert·e nous dirait des choses comme : « j’utilise ce mot-là parce qu’avant j’en utilisais un autre et je ne me suis rendu compte que ça ne marchait pas » ou comme : « ce voyant s’est allumé, alors j’appuie sur ce bouton ».

Toutes ces verbalisations nous permettraient de trier entre ce qui est pertinent à transmettre et ce qui l’est moins. Imaginons ! L’expert W nous dit : « je n’utilise jamais cette commande, parce qu’elle n’existait pas lorsque j’ai été formée, j’ai appris autrement, je fais toujours pareil parce que cela marche ». Voilà un tour de main propre à cet expert qu’il ne serait pas pertinent de transmettre en formation. Les apprenant·e·s peuvent directement apprendre avec la bonne commande.

Il faut avouer que c’est rare, de pouvoir prendre ce temps-là, de décortiquer autant de matière. Ça n’empêche. Même si c’est en portion congrue, c’est le top de pouvoir faire parler les expert·e·s et de leur demander, au-delà du travail prescrit, ce qu’est leur travail réel, à quoi il ressemble.

Aide n°2 : l’ingénierie pédagogique

C’est sur cette base-là que peut intervenir l’ingénieur·e pédagogique. Que ce soit pour scénariser une formation dans l’absolu ou pour aider l’expert·e-même à intervenir en formation.

L’ingénierie pédagogique consiste à déterminer la compétence visée, souvent sur la base du référentiel du métier. Proche de cette compétence visée, on détermine une situation d’évaluation. Celle-ci permettra de certifier que l’apprenant·e maîtrise la compétence en fin de formation. À partir de là, il est possible de formuler des objectifs d’apprentissage, dans l’ordre le plus logique pour les apprenant·e·s. Et même si cet ordre diffère de ce que met en priorité l’expert·e ! C’est cet ordre qui permet ensuite d’organiser les différentes séquences de la formation. Et ce sont les objectifs d’apprentissage qui déterminent les activités concrètes qui vont être animées pendant la formation pour que l’apprentissage se réalise.

C’est ce métier-là, ingénieur·e pédagogique, qui permet aux expert·e·s de transmettre leur expertise en formation. Moralité : on a toujours besoin d’un·e ingénieur·e pédagogique, même moins expert que soi !!